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« La ville s’étendait comme un mélanome terrestre, grande, grise et anarchique. Elle ne s’arrêtait que là où la mer lui coupait la route. Mais même l’eau ne pouvait lui procurer la guérison car les boues industrielles déversaient leur noirceur dans l’azur des flots.

Sur une toute petite parcelle de cette ville assourdissante, dans un appartement vieillot aux grandes fenêtres propres et aux parquets résignés, vivait une famille. C’était une famille comme on n’en voit jamais dans les pubs joviales qui vantent du lait ou des assurances-vie ; et pourtant elles existent, au mépris d’une époque socialement exécrable.

Le papa s’appelait Melis et avait un regard doux comme un canapé confortable conçu pour s’y blottir et s’y réchauffer. Ses bras étaient semblables à du bon pain tout juste sorti du four et ses lèvres s’arrêtaient souvent sur de généreux sourires. Seul son front ridé trahissait les tempêtes qui faisaient rage dans sa tête. Elles étaient soulevées par le mistral des responsabilités qui soufflait dans la grande entreprise où il était employé. Chaque jour, ce vent glacial l’accablait de nouvelles responsabilités écrasantes, de tonnes de rivalité, de pelletées de coups de couteaux dans le dos.

L’autre papa, Aris avait au fond les yeux la mer qui jamais ne s’apaise. Il était plein de fantaisie et les poches de son cerveau débordaient d’imagination et d’idées taquines. Aris travaillait à l’abri de leur logis ; il prenait des textes, les engloutissait et accouchait de nouveaux textes, en langues étrangères. Il rayonnait d’amour pour son compagnon et, dès qu’il les posait sur Melis, ses yeux bleus s’allumaient en mille petites étoiles brillantes. En commun, ils avaient tressé un amour dont la trame résistait aux temps perfides et aux regards blessants qui cherchaient à s’insinuer dans les déchirures pour y distiller du poison. »


Ce conte appartient à la huitième œuvre de Leo Kalovyrnas, un livre qui n’entre nulle part. Il n’entre pas dans les catégories trop lisses du roman, du récit, du conte et de la nouvelle.
A mi-chemin entre le conte et le quotidien, vingt-et-une histoires racontent des créatures étranges, des êtres humains qui retournent leur vie pour voir ce qui est écrit au verso. C’est entre le tic et le tac de l’horloge, là où se nichent les peurs, là où les désirs somnolent, que commence le fil du récit d’histoires que nous voudrions vivre.

Quand le monde était encore tout bébé, avec ses volcans braillards et ses tremblements de terre aux caprices d’enfant gâté, quand les continents n’avaient pas encore réussi à trouver la place qui leur convenait, les fées se faufilaient sous les draps de la réalité, en faisaient une boule et l’avalaient avec une gorgée de limonade car la réalité est dure et souvent difficile à digérer.

L’obscurité est épaisse comme le cul d’une casserole remplie des reliefs d’un repas carbonisé. Les étoiles brodent le ciel en médisant des allers et venues de la lune et les bipèdes pollueurs de planète, la souillent un peu moins car ils se sont endormis pour la plupart. L’obscurité tombe comme du sel fin sur des plaies béantes, les hommes vomissent leurs tourments secrets et les déposent dans le giron de la nuit. La princesse qui n’était pas si gentille que ça se met alors à la recherche de chiffons à poussière d’étoiles, la mauvaise heure mendie un bol de vie, des humains se métamorphosent en plantes plastiques, des écrivains tuent des mots, des photocopieuses font les quatre cents coups, des jeunes gens défont le pull-over de leur vie et des princes aux doux baisers tentent d’échapper à des détectrices de pollution.