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« Il était une fois, une de ces fois où les contes couraient sur les lèvres d’un tas de gens, un prince. Il était beau comme une fleur matinale et avait l’envergure d’un ruisseau impétueux. Mais plus que tout – plus que sa taille, plus que son opulente chevelure, que ses yeux enjôleurs et plus que toutes ses richesses – il avait des lèvres… des lèvres à croquer, des lèvres à baiser mille et mille fois, jusqu’à en brader son âme. Des lèvres comme une promesse d’immortalité et d’amour éternel. Des lèvres tendres comme une main secourable au passage d’une rue, comme un étreinte, refuge pour pleurer quand on souffre.

Tout au long du jour, sa mère lui donnait des bisous, tout au long de la nuit, son père lui donnait des bisous, ses sœurs les princesses lui donnaient des bisous quand elles en avaient le temps. Les serviteurs l’embrassaient en douce. Le facteur aussi demandait un baiser à chaque signature. Même la femme de chambre, en faisant le lit, s’y étendait en espérant recevoir un baiser du beau prince.

Et tout allait pour le mieux. Qui, du reste, aurait pu refuser qu’on l’embrasse si tendrement. Mais il y a des limites même aux baisers car, « lèvres qui jamais ne sont baisées peuvent gercer et peuvent saigner mais lèvres qui trop embrassent peuvent se lasser ».

Notre prince se cacha donc dans sa chambre ; mais autant se cacher au beau milieu d’une place. Il ne supportait plus les baisers. Alors, prenant ses jambes à son cou il s’enfuit. Personne, il faut bien le dire, ne s’inquiéta des jambes qu’il avait prises ; mais on s’émut beaucoup des lèvres qui avaient disparu. Les lèvres du prince étaient sur toutes les lèvres. Où donc avaient-elles disparu, les laissant affamés de baisers ? Mille chansons furent composées pour le baiser perdu, innombrables furent les larmes versées. »


Ce conte appartient à la huitième œuvre de Leo Kalovyrnas, un livre qui n’entre nulle part. Il n’entre pas dans les catégories trop lisses du roman, du récit, du conte et de la nouvelle.
A mi-chemin entre le conte et le quotidien, vingt-et-une histoires racontent des créatures étranges, des êtres humains qui retournent leur vie pour voir ce qui est écrit au verso. C’est entre le tic et le tac de l’horloge, là où se nichent les peurs, là où les désirs somnolent, que commence le fil du récit d’histoires que nous voudrions vivre.

Quand le monde était encore tout bébé, avec ses volcans braillards et ses tremblements de terre aux caprices d’enfant gâté, quand les continents n’avaient pas encore réussi à trouver la place qui leur convenait, les fées se faufilaient sous les draps de la réalité, en faisaient une boule et l’avalaient avec une gorgée de limonade car la réalité est dure et souvent difficile à digérer.

L’obscurité est épaisse comme le cul d’une casserole remplie des reliefs d’un repas carbonisé. Les étoiles brodent le ciel en médisant des allers et venues de la lune et les bipèdes pollueurs de planète, la souillent un peu moins car ils se sont endormis pour la plupart. L’obscurité tombe comme du sel fin sur des plaies béantes, les hommes vomissent leurs tourments secrets et les déposent dans le giron de la nuit. La princesse qui n’était pas si gentille que ça se met alors à la recherche de chiffons à poussière d’étoiles, la mauvaise heure mendie un bol de vie, des humains se métamorphosent en plantes plastiques, des écrivains tuent des mots, des photocopieuses font les quatre cents coups, des jeunes gens défont le pull-over de leur vie et des princes aux doux baisers tentent d’échapper à des détectrices de pollution.